Les quartiers outre-ville de Marseille, abandonnés de la République (par Karim Baila)

Par Karim Baila, journaliste d’investigation (France 2, Envoyé spécial, France 3).

Les deux reportages sur France 3 Provence Alpes :

Le cri de douleur des mères des quartiers nord de Marseille :

« Monsieur Hollande, aidez-nous pour que les mères ne pleurent plus »

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Le FC Consolat, second club de foot de Marseille, canalise les espoirs des jeunes des quartiers

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Le 10 mai dernier, j’étais à la rédaction de France 3 à Marseille. A 21 heures, nous recevons une dépêche AFP annonçant un nouveau drame dans les quartiers nord de Marseille avec le meurtre d’un jeune de 17 ans. La jeunesse de la victime, tuée de vingt-trois balles, dans un quartier au cœur du trafic de drogue,  nous a immédiatement sensibilisés.  Le rédacteur en chef m’appelle et me demande d’aller tout de suite sur place. Un endroit dangereux, un drame, un crime sur fond de règlement de compte. En général, les journalistes arrivent sur les lieux quand le dispositif de sécurité a été mis en place, mais, là, je prends un taxi et j’y vais immédiatement. La première chose que j’ai voulue capter, c’était la douleur de ces mères venues une par une au chevet de cet enfant de dix-sept ans, la tension extrême qui règne à ce moment-là. Une fois de plus le sang a coulé au cœur des cités. Ce sang est lié à la drogue, à un réseau international qui dépasse complètement les familles. Ces gamins de dix-sept ans sont des pions, les familles n’arrivent plus à gérer leurs jeunes qui se prennent pour des caïds parce qu’ils tiennent un petit réseau qui leur rapporte quelques milliers de francs tous les mois. Mais ils ne sont que des pions, la mafia les exécute au premier petit problème. Les mères en ont marre.

Quand j’arrive, la tension est palpable parce qu’il y a une énorme colère. Je suis là avec ma caméra au poing, je représente le service télévisuel public, pour eux c’est trop. Ils ont le sentiment que nous sommes des voyeurs de leur détresse, que nous faisons du sensationnel avec leurs drames et que nous stigmatisons leurs quartiers et leur population. Je veux aller au plus proche de ces familles pour capter leur douleur. Mais, dans ces quartiers, le journaliste est devenu l’ennemi, comme l’Etat, comme la police.  Pour eux, les journalistes sont des chasseurs , ils ont contribué à les montrer du doigt, personne ne cherche à leur donner vraiment la parole. J’ai été reçu sous un feu d’insultes, me faisant traiter de charogne. J’ai gardé mon sang-froid en leur répliquant que je suis venu recueillir leur douleur, que je suis moi-même issu de ces quartiers du nord de la ville. J’ai grandi dans une cité, j’ai été confronté à la violence tout petit, comme eux, passif par rapport à cette violence, mais je suis devenu journaliste et aujourd’hui je suis là pour qu’ils puissent parler. Après un moment de palabres houleuses avec les gens du quartier, les mères ont accepté de s’exprimer devant la caméra.
J’en ai ressorti un reportage où je focalise la douleur parce que cette émotion de la population, on ne veut pas l’entendre. La société les enferme dans leurs ghettos, les rendant tous complices d’un trafic de drogue dont les rouages sont internationaux. J’ai filmé cette mère en pleurs, parce que ces mères-là sont le reflet d’un ras-le-bol extrême, le reflet de quartiers qui sont tout simplement abandonnés par la République. Ce sont des quartiers outre-République. Aujourd’hui la République à Marseille s’arrête à la frontière de ces cités. On est dans une situation de quasi non-retour. Avant il s’agissait d’une fracture, aujourd’hui, c’est un abîme, une fosse abyssale. Il ne faut pas s’étonner si ces quartiers sont devenus des zones de non-droit, au détriment des familles qui y vivent. La situation de détresse de ces gens-là est catastrophique, ce sont des laissés pour compte.
Je suis complètement en adéquation avec les demandes de ces abandonnés de la République. Ils réclament le dialogue. Cela paraît impensable de se dire que les habitants de ces cités ne sont pas en relation de dialogue avec les institutions officielles sous prétexte que c’est dangereux d’y aller. On fait du renforcement négatif en leur refusant le dialogue, condition sine qua non du lien social. Le moindre quartier aisé de Marseille possède des comités reçus à la Préfecture, pour le bon fonctionnement de leurs clubs de loisir. Ceux-là obtiennent des réunions pour faire bien vivre les boulistes et les voileux. Comment peut-on accepter qu’une population des quartiers populaires qui représente trois cent mille habitants, plus de la moitié de la démographie marseillaise, soit laissée pour compte de cette façon ?
Les rédacteurs en chef de France 3 sont des jeunes, très dynamiques, qui ont envie de faire de la télévision autrement. Pour réagir à ce drame, ils ont décidé de montrer la douleur et ce qui va avec dans le quotidien. On s’est dit, on est en weekend, on se pose pour faire un bon journal, au-delà de l’émotion provoquée par ce meurtre d’un jeune. Pas uniquement le règlement de compte, mais un vrai dossier sur la douleur de ces familles. Le cri de douleur de cette mère (vidéo ci-dessous) qui vient des tripes, appelant Monsieur Vals et monsieur Hollande à les aider, est déchirant. Toutes les télés l’ont repris ce jour-là. Dans la foulée, le lendemain, ils m’ont envoyé faire un second reportage pour montrer des initiatives positives dans ces quartiers.
Aujourd’hui, où sont les initiatives positives ? C’est simple, c’est principalement le sport qui les canalise. Pourtant, c’est très difficile. Les piscines ont été fermées alors qu’il fait 45 degrés l’été, les clubs de foot qui sont canalisateurs positifs de la jeunesse, ne reçoivent que peu de subventions, alors que la grande OM est comblée et même gavée. Le club des quartiers Nord, le FC Consolat, est le second club de foot de Marseille et obtient d’excellents résultats. Ce club fonctionne avec trois cent mille euros par an et se retrouve en déficit de trente mille euros en fin d’exercice. Est-ce que c’est normal ? C’est un club qui regroupe 517 jeunes, qui fait de la cohésion sociale, de la canalisation efficiente. Un club qui va sortir les enfants des rues pour les amener sur un terrain, leur apprendre le vivre ensemble, les règles de jeu, la communion autour d’un ballon rond. Un club sans histoire dramatique, alors évidemment on ne montre pas les sourires de ces enfants. On ne sait pas que ces joueurs font des exploits sportifs, ils travaillent comme chauffeurs livreurs dans la journée pour gagner leur vie et vont jouer le soir, parce que depuis six mois, ils ne sont plus payés par le club en déficit. Mais ils continuent à défendre les couleurs de leur club ! Les résultats sont là : ils sont classés deuxième équipe de foot de Marseille, avec des résultats nationaux. A l’OM, les joueurs sont payés pas moins de 100 000 euros par mois ! Est-ce que cela ne justifie pas la colère des habitants des cités ? Il y a là une véritable discrimination par rapport aux moyens attribués. Ils ne se sentent pas en colère pour rien : ils sont abandonnés.
Au-delà du sport, il y a le soutien scolaire qui mériterait d’être renforcé, et un vivier d’emplois qui gagnerait à être mis en place. Marseille capitale de la culture ! Pourquoi n’a-t-on pas réservé des emplois à des jeunes méritants, issus de ces quartiers, dans le programme d’action culturelle de la ville ? Ce sont des choses simples qui apaiseraient les tensions en donnant le sentiment d’appartenir à la République française. Ces mères ont du bon sens, elles réclament des actions concrètes et justes. Ce qu’il ressort de toutes mes enquêtes, c’est le besoin de reconnaissance. A partir du moment où on les stigmatise, on les condamne à vivre hors la République. La violence est l’affaire de tous les citoyens. Nos comportements sectaires la nourrissent. Il n’y a pas d’un côté ceux qui seraient dans le droit, et de l’autre ceux que l’on montre du doigt. Il y a un système qui entretient la violence. Plus encore notre passivité lui laisse toute la place pour exister.
La question de la ghettoïsation s’inscrit particulièrement dans celle de l’habitat. Où que l’on soit dans les cités des années soixante-dix, dans n’importe quelle ville de France, les barres de HLM n’ont jamais contribué à l’épanouissement des populations. Ce sont souvent des ghettos où l’entretien des bâtiments fait défaut. Dans l’une de ces cités, par exemple, l’ascenseur d’une tour est en panne depuis huit mois. Aucune maintenance n’a été effectuée. Les habitants sont obligés de passer par la tour voisine, montent au dernier étage, passent par les toits en terrasse pour redescendre dans l’autre immeuble et rejoindre leur logement. C’est la débrouille ! On attend qu’un enfant ait un accident mortel sur ces toits pour réagir ? On peut imaginer la tension nerveuse qui s’accroît chaque jour.
Un comité de jeunes, nés dans ces quartiers, qui ont bourlingué à Paris et ailleurs avant de revenir dans leurs quartiers, s’est mis en place dernièrement. Ils proposent que l’Etat, les collectivités territoriales, fassent un effort en permettant à la population de ces cités de devenir propriétaire à terme de ces logements sociaux (qui de toute façon, sont laissés à l’abandon), à partir du moment où elle se mobiliserait pour améliorer les lieux communs (réparation des installations, entretien de jardins, création de potagers communs). Des gens vivent-là depuis plus de trente ans, ils en bavent. Pouvoir accéder à la propriété de leur logement social serait un signe de reconnaissance énorme. Voilà une initiative de la République qui mettrait du baume au cœur de ces populations. Avoir un chez soi est responsabilisant. Cette mesure pourrait être à l’origine d’un élan pour une implication citoyenne.
Cela ne résoudra pas le problème de la drogue, qui, encore une fois, relève de cartels mafieux internationaux. Il y a là, deux champs d’action à investiguer conjointement.  D’une part, l’Etat doit se battre contre les mafias internationales, comme tous les Etats de droit dans le monde. Et l’Etat français est engagé dans cette lutte titanesque avec la chasse aux paradis fiscaux, au blanchiment d’argent. D’autre part, à côté de cela, les politiques doivent s’engager dans le mieux vivre ensemble au sein des cités. Ce dialogue social, nous concerne tous. Cessons de stigmatiser des populations qui ne sont que des victimes en réalité. Cessons de parler de la violence comme si elle était toujours le fait de l’autre, l’étranger, le pauvre, le sans emploi. Pourquoi montre-t-on uniquement ces images sensationnelles de règlement de compte entre petits dealers, alors qu’on ne filme jamais ces files de belles voitures, Mini Cooper, Mercédès, et autres, qui font la queue tous les samedi soirs aux portes de la cité marseillaise des Micoucouliers  pour se fournir en cocaïne ? Elles sont visibles pourtant ? Les médias ont un rôle essentiel à jouer dans cette lutte pour protéger notre démocratie.
Les dispositifs de sécurité, dont les caméras de surveillance, n’auront un effet positif qu’à condition que la démocratie participative se mobilise. Les moyens matériels sont détournés de leur objectif chaque fois que le dialogue social est abandonné. Faire plus de la même chose conduit à l’échec. Il faut changer quelque chose : renoncer à l’indifférence, la stigmatisation, refuser que des populations soient abandonnées. Et développer les liens sociaux entre citoyens.  Sommes-nous encore un pays des droits de l’homme ?